L’eczéma, maladie psychomatique ou la peau de la séparation : quand le corps pense (panse) la perte
Cet article propose une lecture psychanalytique de l’eczéma comme expression d’une rupture dans le lien fusionnel. À travers une approche sensible et clinique, il met en lumière la fonction symbolique de la peau en tant qu’enveloppe psychique et mémoire du lien. En s’appuyant sur les travaux de Freud, Anzieu, Winnicott et Bion, je m’ interroge sur la manière dont la peau, lorsqu’elle s’enflamme, parle d’un conflit entre le besoin de fusion et la nécessité de séparation.
La vignette clinique d’une patiente illustre comment, dans le cadre analytique, la peau peut cesser d’être le lieu d’un cri muet pour devenir l’espace d’une symbolisation retrouvée.
Il y a des peaux qui parlent plus fort que les mots. Lorsque la relation fusionnelle se déchire, lorsque l’autre se retire après avoir longtemps occupé chaque pore de l’existence, la peau semble se souvenir de ce contact perdu. Elle s’irrite, se fissure, s’enflamme — comme si elle tentait de dire ce que la bouche ne peut encore formuler. L’eczéma devient alors un langage à fleur de corps, un murmure de séparation inscrit dans la chair.
La peau, premier organe du lien, a toujours été ce lieu d’échange entre le dedans et le dehors. Elle garde la mémoire des caresses fondatrices, celles qui, dans l’enfance, dessinent les contours du Moi. Freud avait déjà pressenti que le Moi se construit sur le modèle de la surface corporelle ; Anzieu, plus tard, en fit le Moi-peau, cette enveloppe psychique qui protège, contient, et donne au sujet le sentiment de sa continuité d’être. Quand cette enveloppe se craquèle, quand le lien fusionnel — maternel, amoureux ou transférentiel — se rompt, le corps parfois se souvient plus vite que la pensée. Il arrive qu’une séparation amoureuse réactive la douleur d’une première séparation d’avec le lien maternel primaire.
Dans le vécu eczémateux, quelque chose s’inscrit du drame du contact : trop de proximité brûle, trop d’absence dessèche. Le sujet ne sait plus où commence son corps ni où finit celui de l’autre. Gratter, c’est peut-être tenter de retrouver la limite perdue, de redessiner à même la peau la frontière de soi. L’inflammation parle d’une double exigence : maintenir le lien tout en s’en séparant. Elle est à la fois défense et appel, barrière et demande de tendresse.
Autour du Moi-peau : la peau comme limite et comme mémoire du lien
Dans la perspective psychanalytique, la peau n’est pas seulement un organe du corps : elle est une métaphore vivante du psychisme. Elle représente la frontière entre le dedans et le dehors, le lieu d’inscription de nos premiers échanges avec le monde. Freud soulignait déjà que le Moi est avant tout « un Moi corporel », dérivé de la surface du corps. C’est sur cette enveloppe sensible que s’éprouve la première expérience de soi — non pas dans le regard, mais dans le contact.
Didier Anzieu a prolongé cette intuition freudienne en concevant la peau comme le modèle du Moi lui-même : le Moi-peau. Pour lui, le Moi-peau remplit plusieurs fonctions essentielles : contenir les excitations internes, protéger des excitations externes, assurer le sentiment de continuité du sujet. Mais lorsque le lien primaire, ce premier espace d’étayage psychique, se fragilise ou se rompt, ces fonctions sont compromises. La peau réelle peut alors devenir le lieu de suppléance d’une peau psychique fissurée. L’eczéma, dans cette lecture, témoigne de l’effort du corps pour maintenir, dans la douleur, une forme de contenance que la psyché ne peut plus garantir.
Le Moi-peau n’existe pas sans l’autre. Il se tisse dans la rencontre, dans la répétition des soins, des gestes, des regards. Winnicott parlait du holding, ce portage psychique et corporel qui permet à l’enfant de se sentir contenu, rassemblé, maintenu en vie psychique. Quand ce portage fait défaut — par retrait, absence, ou trop-plein d’intrusion — la peau perd sa fonction de médiation : elle devient un lieu de tension entre le dedans et le dehors, entre le soi et l’autre. L’eczéma peut alors être compris comme une tentative désespérée de redéfinir la frontière, de retrouver une limite devenue incertaine.
Vignette clinique : la peau comme dernier lien
Éléna — nom fictif — vint consulter après une rupture amoureuse. Son visage portait les marques d’un eczéma qu’elle dissimulait derrière ses cheveux. D’emblée, elle associa ce trouble à la séparation : « C’est apparu quand il est parti. »
Elle décrivait une relation fusionnelle, empreinte d’un besoin vital de présence. « Quand il n’était pas là, j’avais l’impression que ma peau se rétractait. » À la rupture, les plaques se sont multipliées, comme si la peau s’efforçait d’arracher les restes du lien.
Son histoire faisait écho à une enfance auprès d’une mère aimante mais intrusive, étouffante, où chaque distance semblait menaçante. La peau, déjà fragile, réagissait à chaque absence. Dans la cure, Éléna parla de ses crises comme d’un combat : « Je gratte jusqu’à saigner, comme si je voulais retrouver quelque chose, ou le faire sortir. »
L’analyse fit apparaître que son eczéma exprimait une double exigence : garder le lien et s’en libérer. La peau, devenue scène du conflit, suppléait à une enveloppe psychique fissurée. Le Moi-peau, tel que l’avait décrit Anzieu, se montrait ici lacunaire, réclamant à travers le symptôme un nouveau contenant. Le holding analytique — la constance du cadre, la présence du thérapeute — permit peu à peu de reconstruire cette contenance perdue.
Lorsque la parole se fit plus libre, les crises diminuèrent. Le corps n’avait plus à dire seul. Éléna put alors formuler cette phrase simple mais essentielle : « Je sens que ma peau respire, même quand vous n’êtes pas là. » Une phrase de séparation apaisée — là où, auparavant, toute distance appelait la brûlure.
Conclusion : la peau comme mémoire du lien et promesse de symbolisation
La peau, dans sa fine épaisseur, garde la trace des liens qui nous ont constitués. Elle porte les empreintes des présences et des absences, des étreintes et des retraits. Dans les histoires où la fusion a longtemps tenu lieu d’existence, la séparation agit comme une déchirure qui traverse aussi bien le psychisme que la chair. Le corps devient alors le dépositaire d’un trop-plein d’affects que la parole ne parvient pas encore à contenir.
L’eczéma, dans sa vérité silencieuse, dit ce qui se joue à la frontière du dedans et du dehors : une lutte pour maintenir le contact tout en cherchant à s’en libérer. À travers la brûlure et la démangeaison, la peau tente d’inventer une limite nouvelle, un espace où le sujet puisse respirer sans disparaître.
Le Moi-peau d’Anzieu, le holding de Winnicott, la contenance de Bion se répondent pour éclairer ce mouvement : le corps parle là où la pensée échoue, et c’est à travers la relation analytique qu’une autre enveloppe, symbolique cette fois, peut se reconstituer.
Ainsi, l’eczéma n’est pas seulement un symptôme à apaiser, mais une tentative du corps pour penser la séparation. Il rappelle que la peau n’est pas qu’une frontière : elle est mémoire du lien, cicatrice du manque, et promesse d’un nouveau souffle psychique.
Références bibliographiques
- Anzieu, D. (1985). Le Moi-peau. Paris : Dunod.
- Bion, W. R. (1962). Learning from Experience. London : Heinemann.
- Freud, S. (1923). Le Moi et le Ça. In Essais de psychanalyse. Paris : Payot.
- Winnicott, D. W. (1958). De la pédiatrie à la psychanalyse. Paris : Payot.
- Marty, P. (1990). L’ordre psychosomatique. Paris : PUF.